Nous proposons ici un extrait du livre de Bernard de Midelt : Peut-il exister une politique chrétienne ?, édition l’AFS, BP 80833, 75828 Paris cedex 17 (une seconde édition est en préparation).
Extrait de la partie II, Le politique, Amour naturel de Dieu et Politique, pages 48 à 56.
Chapitre III : Pouvait-on raisonnablement assurer la pérennité du gouvernement des « princes chrétiens » ?
La connexion aléatoire des vertus infuses et acquises en politique.
Les règnes de saints rois, comme saint Louis, saint Édouard le confesseur, saint Étienne de Hongrie, saint Vladimir de Kiev peuvent assurément servir de modèle à ceux qui possèdent l’autorité politique.
- Du point de vue des rapports entre science politique et théologie, on trouve des auteurs qui tiennent que le fait pour le Prince d’être bon chrétien soit une condition nécessaire quoique non suffisante pour faire de la bonne politique. Non suffisante, nous l’accordons, nécessaire nous le nions. Comme nous allons le montrer plus loin en nous fiant aux explications de saint Thomas d’Aquin sur la connexion des vertus.
- D’un point de vue historique maintenant, et pour s’en tenir au seul exemple capétien, la politique en France n’est pas devenue après le règne de saint Louis un long fleuve tranquille. Les Princes étaient-ils vraiment devenus de pieux disciples de saint Louis ? Par exemple, Philippe le Bel (petit fils de saint Louis) dont les envoyés insultent le souverain pontife Boniface VIII à Anagni[1] et Henry IV dont on a pu écrire : « Henri IV, hérétique, converti au catholicisme, relaps, était-il sincère lors de sa deuxième conversion ? »[2] Etc.
Force est de constater que tous ces princes de la période capétienne - à l’exception précisément de Louis IX - ne furent point des parangons de morale individuelle. Bel exemple historique de l’inanité du moralisme politique.[3]
III.1 La nécessité en Histoire politique d’une démarche scientifique
Dans le domaine de la politique qui nous intéresse ici, l’expérimentation chère à la méthode expérimentale est naturellement impossible. Comme chacun sait, la science politique ne dispose pas de laboratoires lui permettant de se livrer à des expériences scientifiques. On ne peut provoquer des faits politiques dans le seul but de vérifier une hypothèse. Ou alors à ses risques et périls. Mais on peut chercher la vérification d’une vérité pratique dans les évènements passés reconstitués grâce à l’histoire politique.
Thomas d’Aquin résume cette démarche en disant que « l’observateur attentif de l’histoire d’hier et d’aujourd’hui reconnaîtra que […] »[4]. La science et la prudence politique peuvent ainsi s’inspirer de l’ordre naturel des choses dans sa mouvance historique.
III.2 Cause efficiente et cause formelle
Les historiens, principalement lorsqu’ils sont catholiques, proposent fréquemment à notre méditation politique, et à juste titre, l’expérience politique d’un homme d’État, le roi de France Louis IX, saint Louis. On peut affirmer sans crainte que l’étude de sa vie politique peut servir de cause exemplaire à tous ceux qui s’intéressent à la reconquête du pouvoir politique.
Mais, chemin faisant, il convient de se prémunir contre une grave erreur sur la nature du politique. Erreur qui porte sur la méconnaissance de la nature exacte de la cause formelle de la société politique.
Charles Maurras écrivait : « La politique est l’art de faire durer les États.[5] » La véritable société politique est naturelle mais aussi perdurante. Et il ajoutait : « Quelle rêverie que de vouloir, d’abord, à tout moment de la vie d’un peuple, posséder à la tête de l’État, pour le gouverner, l’esprit le plus doué ou le caractère le plus capable ! »[6] Assurément, tant qu’on se limite à ce propos de Maurras, tel quel, sans fioriture, il n’y a pas de quoi réveiller la plupart des catholiques de leur léthargie politique habituelle. Mais si nous apportons un léger complément à cet aphorisme maurassien, l’inclination augustiniste qui sommeille en chacun d’eux va se réveiller. Il suffit en effet de préciser quelque peu la proposition maurassienne de la manière suivante : « Quelle rêverie que de vouloir, d’abord, à tout moment de la vie d’un peuple, posséder à la tête de l’État, pour le gouverner, l’esprit le plus doué ou le caractère le plus capable ou même le plus saint ! »
III.3 Le vrai problème : la prudence politique naturelle
L’on peut considérer l’agir humain en politique, ce que l’on appelle trivialement l’action politique, de deux manières différentes : en tant qu’universel et en tant que particulier. On tient cette action politique pour universelle quand la pensée et l’attention portent sur les premiers principes de cet ordre et sur les conclusions qui s’en déduisent scientifiquement : sur la science politique.[7]
« Mais si la pensée porte sur les dernières applications concrètes et individuelles de ces mêmes principes et conclusions générales selon toutes leurs circonstances de lieu et de temps, alors on considère l’agibile humain (ie l’agir humain) en particulier. Sous lequel de ces deux aspects l’agibile humain relève-t-il de la prudence ? Proprement et spécifiquement, dans sa particularité dernière. »[8]
Or nous avons vu dans la première partie de cette brochure que la science politique n’était pas subalternée à la théologie. Qu’en est-il de la prudence politique (naturelle) ? Peut-elle être en connexion avec les vertus infuses (avec la Foi, l’Espérance, la Charité et avec les autres vertus infuses, en particulier la prudence infuse) ? Mais bien plus encore : cette connexion peut-elle prendre un caractère institué ? En effet, en fonction de ce que nous venons de dire de la politique, art de faire durer les États, la véritable question n’est pas de savoir si ce perfectionnement de la prudence naturelle du Prince par la Charité est accidentellement possible, mais s’il est transmissible. Dans le cas contraire, s’il s’agit d’un épiphénomène, relevant pour l’essentiel d’un bienfait de la Providence comme ce fut le cas emblématique du règne de saint Louis, nous quittons l’ordre naturel des choses, domaine du politique.
La constatation expérimentale de Jean Ousset, le fondateur de la Cité Catholique, nous donne déjà un élément de réponse : « Seuls quelques très rares et très grands saints surent, sans dommage, se donner aux travaux des deux ordres. »[9]
Ce qui nous ramène aux justes paroles de Péguy : « Les catholiques ont hermétiquement la vérité en matière de Foi. Ils n’ont pas le monopole du relèvement d’un peuple. En 1813 la Prusse n’était pas catholique.[10] »
Nous allons maintenant interroger saint Thomas pour disposer d’une réponse de la science théologique.
III.4 Peut-on parler d’une incidence pérenne des vertus infuses sur la prudence politique ?
Contre la théorie de J. Maritain, le point de vue des thomistes.
La question, fort simple du moins en apparence, qui se pose en politique est finalement celle-ci : Jacques Maritain a-t-il raison lorsqu’il tient que : « La prudence, pour être vertu de prudence purement et simplement, a besoin de la charité »[11] ?
A quoi le p Th. Deman op[12] donne la réponse suivante - qui concerne évidemment la prudence politique -, citant Thomas d’Aquin : « Tant que les vertus morales sont réalisatrices d’une perfection en harmonie avec une fin qui ne dépasse pas la capacité naturelle de l’homme, elles peuvent être acquises par des œuvres humaines. Acquises de la sorte, elles peuvent exister sans la charité, comme elles ont existé en fait chez beaucoup de païens. »[13]
Et il ajoute, s’appuyant sur les écrits de l’aquinate : « Un article de la Somme théologique, Ia-IIae, est expressément consacré à la question qu’il (J. Maritain) débat : q 71, a. 4. L’acte vicieux peut-il coexister avec la vertu ? La réponse est qu’un acte de péché mortel n’ôte pas les vertus acquises ; car il ne touche pas à leur cause (tandis qu’il atteint dans leur cause les vertus infuses). »[14]
Le malentendu proviendrait - nous dit le p Th. Deman - d’un certain mépris injustifié pour les vertus naturelles : « Libre à nous de voir les vertus acquises comme une pauvre chose. Encore ne faut-il pas en dépouiller l’homme pour ainsi dire de gaieté de cœur. D’autant que l’on peut aller jusqu’à dire, comme fait dans une parenthèse M. Maritain lui-même, que dans cette situation de pécheur les actes bons de l’homme entretiennent encore avec Dieu une référence virtuelle implicite : ce qui exprime heureusement la rectitude des vertus acquises et le fondement de leur stabilité. »
Autrement dit, la prudence politique (acquise) peut persister dans le Prince sans qu’il soit en état de grâce ni même baptisé. Plus paradoxal encore, le Prince peut être véritablement pieux et par ailleurs fort mauvais roi. Si la théorie maritainienne était une vérité pratique, Louis XIV eût dû perdre le pouvoir et Louis XVI le garder. Ce fut le contraire qui arriva.
La théorie maritainienne n’est ni nécessaire pour poursuivre le bien commun (Louis XIV), ni suffisante pour garder le pouvoir (Louis XVI). Pour autant on ne peut nier que la connexion vertus infuses-prudence politique s’est effectivement réalisée en France une (seule) fois entre 987 et 1793 (Louis IX).
Cette théorie maritainienne ne peut donc être une explication adéquate du chef-d’œuvre capétien.
III.5 Analyse politique comparée du règne de Louis XIV et de Louis XVI
- Le règne de Louis XIV est jugé très sévèrement par Rohrbacher qui écrit : « Pendant trente ans la cour de Louis XIV fut un théâtre public de fornication et d’adultère […] »[15]. Mais la seule vraie question politique est celle-ci : pour autant, Louis XIV ne poursuivait-il pas le bien commun temporel, au moins analogiquement ?[16]
- Dans l’analyse politique du règne de Louis XVI faite par Jean de Viguerie, il apparaît rapidement que Louis XVI était un bon chrétien. Viguerie écrit : « Voici ce que le futur Louis XVI entend jour après jour, pendant les années de sa formation politique, et depuis l’âge de raison » ; « La politique n’est que la morale. Pour être un bon roi, il faut être un roi bon. »[17] Mais Viguerie ajoute, in fine, pour rendre compte de l’échec politique de son règne : « La politique est étrangère à son esprit. »[18].
Louis XVI, bien que répondant à la définition des princes chrétiens, fut probablement un saint mais néanmoins un mauvais roi, puisque ne procurant pas à la Cité un réel bien commun politique.
Dans la politique telle que l’a vue Thomas d’Aquin, le prince chrétien n’est donc qu’un cas singulier de la véritable politique qui sera bonne si l’État poursuit véritablement le bien commun et mauvaise dans le cas contraire. Tout ceci facile à comprendre si l’on a une vision juste du bien commun temporel. En particulier sur deux points fondamentaux : Chez Thomas d’Aquin, comme chez Aristote, le Prince peut ne poursuivre le bien commun que « secundum quid ». Dit d’une manière moins technique, il faut prendre en compte la possibilité d’une poursuite analogique du bien commun, sans conclure trop rapidement à une tyrannie.
Mais il faut tenir également que l’État, dans le cadre de sa poursuite du bien commun politique, ne peut se conduire comme si Dieu n’existait pas et qu’il lui sera facile de connaître par la raison la vraie religion.[19]
La politique est l’art de faire durer les États. Le chef d’œuvre capétien s’est arrêté en 1789, sous le règne de Louis XVI, pourtant roi très chrétien. Le perfectionnement de la prudence naturelle de l’homme d’État par la Charité ne fait l’objet d’aucune garantie institutionnelle. Il convient d’en prendre son parti et d’étudier une solution politique à cette privation naturelle. Ce qu’ont précisément su faire les capétiens.
Bernard de Midelt
[1] Fort du soutien de la population et des ecclésiastiques, Philippe le Bel envoie son conseiller (et futur garde des Sceaux), le chevalier Guillaume de Nogaret, avec une petite escorte armée vers l’Italie, dans le but d’arrêter le pape et de le faire juger par un concile. Nogaret est bientôt rejoint par un ennemi personnel de Boniface VIII, Sciarra Colonna, membre de la noblesse romaine, qui lui indique que le pape s’est réfugié à Anagni, résidence d’été du pape, proche de Rome, et fief des Caetani, la famille du pape. Le 7 septembre 1303, Nogaret et Colonna arrivent à Anagni et trouvent le pape seul dans la grande salle du palais épiscopal de Caetani, abandonné par ses partisans. Le vieil homme de 68 ans est assis sur un haut siège, en habit de cérémonie, et ne réagit pas à l’irruption de la troupe armée. En voyant Guillaume de Nogaret et Sciarra Colonna approcher, il incline légèrement la tête et déclare : « Voilà ma tête, voilà mon cou, au moins je mourrai en pape ! » (de Lévis-Mirepoix Antoine, Le siècle de Philippe le Bel, Le Livre Contemporain, 1961, p.98).
[2] Mousnier Roland, L’assassinat d’Henri IV, éd Gallimard 1964 - 2008, chapitre Henri IV et les protestants.
[3] Le moralisme politique est une théorie erronée qui classe la Politique non seulement et à juste titre dans les sciences morales mais plus encore dans la morale naturelle individuelle dont elle serait en quelque sorte une branche ou, bien pire, dans la morale surnaturelle.
[4] Thomas d’Aquin st, De regno, I, V.
[5] Maurras Charles, Nos raison contre la République, pour la monarchie, éd Action française 1936, p 124. La réflexion de Charles Maurras en vue d’obtenir la pérennité de l’État l’amenait à proposer le système dynastique : « Le système dynastique a justement pour résultat d’éloigner les « risques » particuliers au gouvernement d’un seul, qui, ainsi corrigé, constitue non pas seulement le meilleur des régimes possibles pour la France moderne, mais encore le seul qui, empiriquement et logiquement, nous convienne. » (p 102).
[6] Maurras Charles, Nos raison contre la République, pour la monarchie, éd Action française 1936, p 36.
[7] Il conviendrait d’ajouter que les principes premiers et tout à fait universels de l’ordre moral ou de l’agibile humain sont du domaine de la syndérèse, qui est précisément l’habitus ou la vertu de ces premiers principes.
[8] Ramirez Jacques Marie, La Prudence, 2006, texte français de Mme Brosselard-Faidherbe.
[9] Ousset Jean, Mission politique des laïcs, éd Office international des œuvres de formation civique et d’action culturelle selon le droit naturel et chrétien, 1968. Document original : article de Permanences n° 14 de mars 1964 sous le titre Rétablir le pouvoir temporel chrétien du laïcat. Impavide, Jean Ousset continuait: « Mais au regard de ces cas magnifiques… et exceptionnels ! l’histoire est hélas beaucoup plus riche en exemples de clercs dévorés par l’ambition du siècle, présomptueux, stériles ou ravageurs. Pour un saint Bernard combien d’abbés Grégoire. Combien de Cauchon. Combien de Jacobins ! Pour un saint Ambroise interdisant à Théodose l’entrée de l’Église de Milan, combien de prélats inquiets d’être dénoncés comme « intégristes » dans « Le Monde ».
[10] Cité par Madiran Jean, Itinéraires n°16 1957, p 149. Frédéric-Guillaume III perdit la moitié de son royaume à la paix de Tilsit (1807). Le désastre était complet, et cependant, la Prusse devait, sept ans plus tard, sortir régénérée de cette crise.
[11] Maritain Jacques, Éclaircissements sur la Philosophie Morale, Science et Sagesse, éd Labergerie, 1935, p 247.
[12] Deman Th., Questions disputées de science morale, Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 1937, p. 278-306. Cet article du p Th. Deman fait suite à : Sur l’organisation du savoir moral, RSPT 1934, p. 258-280, déjà cité au chapitre II de la première partie.
[13] Thomas d’Aquin st, ST, Ia-IIae, q. 65, a. 2.
[14] Sur ce point, la théorie opposée à la doctrine thomiste est à rapprocher de la théorie de Wyclif (théologien anglais, précurseur de la Réforme, v 1320-1384). En 1376, Wyclif expose la doctrine de l’« autorité fondée sur la grâce », selon laquelle toute autorité est accordée directement par la grâce de Dieu et perd sa valeur lorsque son détenteur est coupable de péché mortel. Pour cette proposition (et quelques autres), Wycliff fut condamné pour hérésie.
[15] Rohrbacher R-F, Histoire universelle de l’Église catholique, éd Gaume 1842-1849, L’Église et le monde pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, § 3.
[16] Sur la poursuite analogique du bien commun, voir ci-après dans la troisième partie.
[17] de Viguerie Jean, Louis XVI le roi bienfaisant, éd du Rocher 2004, p. 30.
[18] de Viguerie Jean, Louis XVI le roi bienfaisant, éd du Rocher 2004, p 409.
[19] Sur ce point voir ci-après la troisième partie.