Les principes du ralliement de Léon XIII et leur contradiction avec la doctrine politique de Saint Thomas d'Aquin

Article publié la première fois dans la revue AFS n°174 sous le titre « À propos du régime politique le meilleur »

Avec la permission de la revue AFS

 

I - Introduction : le risque de « non-poursuite » du bien commun augmente sensiblement selon la forme de gouvernement[1]

En annexe II de la brochure Politique et Religion, on trouve un résumé des événements de l’affaire du Ralliement de 1892. Événement d’une telle importance qu’il « semble se perpétuer encore aujourd’hui »[2]. Nous nous proposons de montrer ci-dessous que si dans Aeterni Patris (4 août 1879) Léon XIII explique à juste titre qu’il faut remettre en vigueur et propager le plus possible la précieuse sagesse de saint Thomas, l’enseignement pontifical concernant la doctrine sociale de l’Église n’a pas toujours tenu compte de ce judicieux conseil.

 

1. Dans le De Regno

Saint Thomas étudie les risques de voir l’Autorité légitime ne plus poursuivre le bien commun, par voie de conséquence de n’être plus constituée une Autorité légitime et de devenir une contrefaçon d’État[3]. C’est, nous dit-il, « un des plus grands dangers que court une multitude ».

 

2. L’expérience historique prouve que les risques pour l’Autorité d’une démocratique de devenir tyrannie sont plus grands que dans le cas d’un roi

Ce passage du De Regno émeut toujours fréquemment les démocrates. Voici le texte exact de l’Aquinate : « D’une façon générale, l’observateur attentif de l’histoire d’hier et d’aujourd’hui reconnaîtra que les tyrans ont sévi plus nombreux dans les pays gouvernés par une collectivité que dans ceux où le pouvoir n’appartenait qu’à un seul. Si donc la royauté, qui est le meilleur gouvernement, semble devoir être évitée surtout à cause de la tyrannie, celle-ci en revanche se rencontre non pas moins, mais plus facilement, dans le gouvernement de plusieurs que dans le gouvernement d’un seul »[4]

 


II - Rappel sur les différents régimes politiques

On sait que depuis Aristote les divers modes d’organisation de la cité sont répartis en trois grandes classes, souvent enchevêtrées dans la pratique, en fonction des circonstances, des coutumes propres à chaque peuple. Dans les ouvrages de science politique contemporains, on indique à tort que cette trilogie aristotélicienne serait composée de la monarchie, de l’aristocratie et … de la démocratie.

En fait pour Aristote, il existe trois classes fondamentales théoriques de régimes politiques poursuivant le bien commun, présentant chacune des avantages et des inconvénients et trois formes de dégénérescence ne poursuivant plus le bien commun, qui sont des contrefaçons des gouvernements précédents. Lorsque l’État poursuit le bien commun, les trois formes possible de gouvernement sont royauté, aristocratie et politia ; dans le cas contraire, et respectivement : tyrannie, oligarchie et démocratie.

Le système où la fraction la plus compétente d’un peuple est largement consultée sur l’organisation de la cité, ou bien associée à sa gestion, se nomme « politia » ou encore « gouvernement populaire ». Dans la pratique, ce type de régime peut utiliser pour la désignation des responsables politiques le mode d’élection. En aucun cas cependant, il ne s’agit dans la politia d’un exercice collectif de l’autorité par un peuple déclaré souverain. Car ceci constitue précisément la dégénérescence spécifique de la politia telle que la voit Aristote et à laquelle il confère le nom de « démocratie ». La démocratie est le règne de la démagogie et de la tyrannie des partis.

Jacques Maritain écrivait en son temps : « Il y a une sagesse des mots, il est très remarquable que le mot adopté par le monde moderne pour désigner le gouvernement populaire soit celui qui, dans la langue du Philosophe, désigne non la forme légitime (politia) mais la forme corrompue (democratia) de ce gouvernement »[5]

 


III - L’analyse politique de Saint Thomas

Marcel de Corte nous dit que, pour saint Thomas, la politique est un fait, un donné plus exactement, mais qui n’est pas octroyé à l’homme d’un seul coup, et qui nécessite donc la médiation de son intelligence et de sa volonté à l’inverse de ce qui se passe dans les sociétés d’insectes immuablement fixées dès leur origine. Autrement dit, pour transposer la science politique à notre époque, encore faut-il connaître cette même époque au plan politique.

On distingue habituellement l’analyse politique générale, par exemple le début de l’ouvrage de saint Thomas, le de Regno, ou bien le livre de Jean Ousset, Pour qu’il règne, qui proposent une analyse politique générale ; et l’analyse politique spécifique, par exemple l’essai d’Éric Werner, L’avant-guerre civile, qui décrit la situation politique française, ici et maintenant.

Dans l’étude qui nous préoccupe, saint Thomas se livre à une analyse politique générale à partir de l’histoire politique des peuples. Il part de l’observation de « l’histoire d’hier et d’aujourd’hui ».

 


IV - Pourquoi les gouvernements collectifs sont-ils source plus fréquente de tyrannie ?

Étienne Gilson donne une explication intéressante que l’on peut décomposer en trois propositions.

a) Comme l’écrit saint Thomas :

« Que la royauté soit le meilleur gouvernement, nous l’avons montré précédemment. Si donc, au meilleur s’oppose le pire, il suit nécessairement que la tyrannie est le pire gouvernement »[6]

On pourrait déduire, à partir d’une lecture rapide, que la tyrannie d’un seul est la pire de toutes et en rester là. Étienne Gilson expose cette proposition, mais il va s’empresser de montrer qu’elle concerne la politique « simpliciter » (c’est-à-dire dans l’absolu).

 

b) D’une part la tyrannie n’est pas un danger qui menacerait la seule monarchie puisque l’aristocratie et la politia peuvent également dégénérer en tyrannies nommées respectivement oligarchie et démocratie. D’autres part, dans la réalité il est rare qu’une pareille tyrannie se réalise dans le gouvernement d’un seul ; elle se borne le plus souvent soit à l’exploitation de quelques familles, soit à celle d’une classe plus ou moins nombreuse de citoyens, laissant ainsi tous les autres tranquilles et ne compromettant le bonheur que d’une partie du peuple de la cité.

 

c) Au contraire, lorsque c’est le gouvernement de plusieurs qui se corrompt et qui devient tyrannique, le mal réside dans le gouvernement lui-même et trouble totalement l’équilibre de la cité ou du pays tout entier. Si l’on ajoute à cela que le gouvernement de plusieurs engendre plus fréquemment des tyrannies que le gouvernement d’un seul, en raison des jalousies qui s’élèvent parmi les chefs et incite l’un d’entre eux à éliminer les autres, on conclura que, toutes choses égales par ailleurs, c’est encore la monarchie qui présente le moins de dangers.

 

D’où la conclusion d’Étienne Gilson :

De deux maux il faut en effet choisir le moindre. Or d’une part, nous avons le gouvernement le meilleur, avec peu de risque de tomber dans le pire que serait la tyrannie complète d’un seul ; d’autre part, nous avons des gouvernements moins bons, avec beaucoup de risques de tomber dans des tyrannies dont la moindre affecterait déjà le bon ordre de l’État tout entier.

Si donc la seule raison de se priver du meilleur des régimes est la crainte de tyrannie et que la tyrannie soit plus à craindre encore dans les régimes les moins bons que dans le meilleur, il ne nous reste plus aucune raison de ne pas choisir le meilleur : nous choisirons par conséquent le gouvernement d’un seul.[7]

 


V - La thèse thomiste que nous venons d’exposer s’oppose à la thèse de Léon XIII et de Pie XI

Léon XIII enseigne[8] en effet que :

Dans cet ordre d’idée spéculatif, les catholiques, comme tout citoyen, « ont pleine liberté de préférer une forme de gouvernement à l’autre […] Et c’en est assez pour justifier pleinement la sagesse de l’Église alors que, dans ses relations avec les pouvoirs politiques, elle fait abstraction des formes qui les différencient, pour traiter avec eux les grands intérêts religieux des peuples […] »

« Divers gouvernements politiques se sont succédés en France dans le cours de ce siècle, et chacun avec sa forme distinctive : empires, monarchies, républiques. En se renfermant dans les abstractions, on arriverait à définir quelle est la meilleure de ces formes considérées en elles-mêmes : on peut affirmer également en toute vérité que chacune d’elles est bonne, pourvu qu’elle sache marcher droit à sa fin, c’est-à-dire le bien commun, pour lequel l’autorité sociale est constituée. »

Autre texte significatif de Pie XI, allant dans le même sens de la théorie de Léon XIII :

« L’Église catholique, sans s’attarder à une forme de gouvernement plutôt qu’à une autre, pourvu que soient protégés et sauvegardés les droits de Dieu et de la conscience chrétienne, ne fait aucune difficulté pour s’accorder avec toutes les institutions civiles qu’elles aient la forme royale ou républicaine, qu’elles soient sous le pouvoir aristocratique ou populaire »[9].

Autrement dit, cet enseignement de la doctrine sociale de l’Église considère comme négligeable le risque historiquement patent qu’ont certaines formes de gouvernement de ne pas poursuivre le bien commun.

 


VI - Explication de cette vision politique erronée de Léon XIII

On peut, en effet, avoir une approche spéculative de la politique en méconnaissant que celle-ci est pour l’essentiel un ordonnancement de la société civile, ici et maintenant. Pour éviter cette impasse, il convient de distinguer la politique simpliciter (dans l’absolu) de la politique ex suppositione.

Développons cette question en relisant Marcel Demongeot : « Le meilleur gouvernement simpliciter (absolument parlant), dit en effet saint Thomas, est le meilleur, abstraction faite de toute considération extérieure à la notion même de gouvernement donc le plus rationnel, celui qui comporte le plus de perfection intrinsèque. Par contre, l’expression ex suppositione indique que l’on a tenu compte des conditions de fait et rattaché le concept de gouvernement à la réalité humaine ».[10]

Quand Léon XIII parle de la meilleure des formes de gouvernement, il reste au niveau des régimes les meilleurs spéculativement parlant simpliciter, qui en définitive nous importent peu ; il n’étudie pas la question du meilleur gouvernement ex suppositione. Autrement dit, véritable meilleur régime, celui qui tient compte de la réalité politique du moment.

Il faut bien l’admettre avec regret : Léon XIII, dans sa doctrine politique, ne prend pas suffisamment compte de la forme concrètement donnée à la société civile, forme qui influe de manière « prépondérante » sur le bien ou le mal des âmes.

Par suite, Léon XIII considère les gouvernements de la France du XIXème siècle (il cite ; « empires, monarchies, républiques ») et il se propose de les examiner « en se renfermant dans les abstractions ». Mais si l’on s’abstrait de ce que sont réellement les républiques françaises pour ne considérer que leur forme « considérées en elles-mêmes », il faut s’attendre à ce que les problèmes principaux disparaissent.

Lorsque Léon XIII précise : « chacune d’elles (en parlant des formes de gouvernement) est bonne, pourvu qu’elle sache marcher droit à sa fin, c’est-à-dire le bien commun »,

Il n’y a plus de délibération possible puisque c’est précisément le risque de voir le bien commun non poursuivi qui devrait faire l’objet du débat politique. On trouve exposé ici en substance la doctrine qui, durant tout le XXème siècle, sous-tendra le ralliement permanent du Saint-Siège aux pouvoirs établis, y compris en faveur de ceux qui, ne poursuivant pas le bien commun, ne furent que des contrefaçons d’État.

Tout ceci rappelle quelque peu Molière et sa méthode comique qui consistait à escamoter une des causes principales pour s’étendre longuement sur ce que tout le monde sait et qui ne pose pas problème :

« […] et comme je vous fis voir l’autre jour par raison démonstrative, il est impossible que vous receviez si vous savez détourner l’épée de votre ennemi de la ligne de votre corps, ce qui ne dépend seulement que d’un petit mouvement du poignet ou en dedans ou en dehors »[11]

Malheureusement, dans le cas présent, cette vision erronée du donné politique proposé par la doctrine sociale de l’Église a des répercussions graves et ne porte pas véritablement à rire.

 

Bernard de Midelt
Pour la revue AFS n°174

 


[1] Nous rappelons que pour Saint Thomas la poursuite du bien commun est l’unique critère de légitimité d’un gouvernement. (Note de Stageiritès)

[2] Cf. la plaquette AFS, Politique et Religion, A. de Lassus, p.101 et suivantes.

[3] Cf. L’humanisme politique de saint Thomas d’Aquin – Individu et État, Louis Lachance. Ed. Lévrier, 1965, p.259. Louis Lachance TRP OP (†1963), docteur agrégé de philosophie, maître en théologie, professeur à l’université canadienne, comme Charles de Koninck et Carlos Sacheri. L’ouvrage cité est son maître-livre, incontournable sur les relation entre individu et État.

[4] Saint Thomas, De Regno, I, 5. Texte français de Thomas Grimaud. Ed. Sicre.

[5] Maritain, Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques.

[6] De Regno, I, 3.

[7] Saint thomas moraliste, Étienne Gilson. Vrin, 1974.

[8] Dans Au milieu des sollicitudes.

[9] Pie XI, Dilectissima Nobis.

[10] Le meilleur régime politique selon saint Thomas d’Aquin, Marcel Demongeot, DEL, 1929, p.6.

[11] Les quatres causes, Henri Charlier, Itinéraires n°12, p.85.