Courrier de Rome - Janvier 2013

 

C’est avec un certain étonnement que les membres et les amis de Stageiritès, clercs ou laïcs, ont pris connaissance du dernier numéro du Courrier de Rome (352 (552)) de janvier 2013.

Habitués à la ligne de publication fort sérieuse de cette revue, nous sommes restés consternés en voyant la place que le Courrier de Rome laisse dans ses colonnes à ce nouveau document de M. l’abbé Guillaume Devillers, Politique chrétienne ou politique séparée ? Ce dernier entend par ce texte répondre aux attaques et aux critiques1 reçues par son ouvrage Politique chrétienne – à l’école de Saint Thomas d’Aquin.

Nos lecteurs auront rapidement remarqué que nous faisions partie des auteurs visés par cette publication, particulièrement en ce qui concerne la brochure de Bernard de Midelt Peut-il exister une politique chrétienne ?2, dont nous avons recommandé plusieurs fois la lecture.

Loin de répondre de manière structurée à l’argumentaire développé par ses contradicteurs, l’a. G. Devillers, poursuit dans sa théorie d’un ordre naturel-surnaturel, comme le soutenaient H. de Lubac et la plupart des promoteurs de Vatican II. Ceci, tout en ajoutant de nouvelles théories totalement inédites chez un (prétendu) thomiste.

 


De quoi est-il précisément question dans cette controverse philosophique et théologique ?

L’objet de la controverse est particulièrement spécifique à notre époque moderne, au moins dans sa formulation chez les tenants de la théorie exposée par Devillers. Il s’agit de la doctrine qui définit les rapports entre l’Église et l’État. Un sérieux handicap tient au fait suivant : dans le milieu philosophique, les auteurs modernes et post-modernes se cristallisent sur la « question critique »3. D’une manière similaire, en science politique, les auteurs catholiques se cristallisent uniquement sur la question des rapports État-Église. Et ils tombent malheureusement, à des degrés divers, dans la soutenance des thèses devillèrsiennes. Pour autant nous ne nions pas que ces questions soient tout à fait essentielles, car : « On peut poser comme une loi philosophique historiquement vérifiable qu’il y a une corrélation nécessaire entre la manière dont on conçoit le rapport de l’État à l’Église, celle dont on conçoit le rapport de la philosophie à la théologie et celle dont on conçoit le rapport de la nature à la grâce. »4

Il s’agit donc d’un problème central tant au niveau de la philosophie et de la politique qu’au niveau de la théologie dogmatique catholique.

 


 

Introduction à l’étude de l’erreur augustiniste politique

Nous allons présenter, en guise d’introduction, quelques difficultés qui apparaissent de manière notoire dès la première lecture de l’article de l’a. G. Devillers.

L’attaque de l’a. G. Devillers contre Louis Lachance op.

Dans cet article du Courrier de Rome, l’auteur préfère s’en prendre à l’ouvrage élémentaire en science politique : L’humanisme politique de Saint Thomas d’Aquin - Individu et Etat de Louis Lachance op., plutôt que de reprendre point par point la question et le développement que nous en donne B. de Midelt dans sa brochure citée ci-dessus. L’a. Devillers affirme d’entrée de jeu que puisque nous suivons souvent cet auteur, il va spécialement le prendre en compte. Il invente pour ce faire un nouveau signifiant composé, la « politique séparée » (et ce ne sera pas le seul comme nous le verrons) : pour lui L. Lachance « défend la thèse de la politique séparée ».

Il va s’attaquer dans ces huit pages et sur trois colonnes à la doctrine éminemment thomiste de la nécessaire distinction de la science politique, produit de la raison, par rapport à la Révélation, et par là-même à la distinction et à la spécificité des rapports entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel. Louis Lachance sera défendu, et pour autant qu’il en ait besoin, dans un prochain article.

 


L’aveu de l’a. G. Devillers : sa théorie est l’instrumentalisation de l’ordre naturel par l’ordre surnaturel

Nous le savions déjà pour cet auteur : pas de philosophie ni de politique sans la foi, sans d’abord rechercher dans l’Évangile les principes de la philosophie et de la politique5.

Voilà son propre énoncé de la thèse de son livre :

  • « La thèse centrale de notre livre : la soumission nécessaire de l’ordre naturel (raison, philosophie, politique, État, etc.) à l’ordre surnaturel ».
  • Il ajoute en note un énoncé de la doctrine qu’il prétend combattre sans d’ailleurs en citer l’auteur : « sous couvert de formules pieuses mais inexactes, des auteurs modernes, considèrent que toutes les finalités ultimes sont surnaturelles, y compris celles de l’ordre naturel ; ce qui revient à dire qu’il n’y a plus d’ordre naturel et donc plus de politique. Finalement seul reste le pouvoir de l’Église qui devrait diriger aussi bien le domaine temporel que le domaine spirituel. Le « rendez à César ce qui est à César » est purement et simplement annulé ».

Nous démontrerons que la thèse attaquée à tort par l’a. G. Devillers est tout à fait fondée, qu’elle a même pour sources divers points de la doctrine catholique et que l’auteur de l’article du Courrier de Rome contredit de manière explicite. Nous pensons notamment à la doctrine concernant le mode de connexion des vertus acquises et des vertus infuses, mais également à la prétendue nécessité de la vertu de charité pour que l’homme puisse produire une action bonne.

 


La manifestation d’un profond mépris pour la philosophie

L’article en question, en partant littéralement dans tous les sens, foulant au pied les auteurs depuis Aristote jusqu’à Louis Jugnet et Marcel de Corte en passant par Saint Thomas lui-même et ses grands commentateurs, va jusqu’à ridiculiser la philosophie toute entière en affirmant de manière outrancière que « la philosophie séparée (de l’enseignement de l’Évangile) est antirationnel, impossible et impie et cela vaut bien sûr pour la politique »6.

Mais il va encore plus loin : « périsse la philosophie ! »7

C’est le titre du dernier paragraphe. L’auteur est sur le point d’ajouter « périsse le politique » : « On peut se demander si la société philosophiquement parfaite préconisée par certains, celle qui procurerait à ses membres tout le bonheur temporel possible, si une telle société est vraiment désirable. Ne serait-ce pas plutôt nuisible dans la mesure où, du fait justement de sa perfection naturelle, elle détournerait les âmes d’élever plus haut leur regard ? »

 


M. l’abbé G. Devillers, janséniste ?

Nous voilà de fait propulsé au cœur du problème : la méconnaissance de toute la doctrine de la connaissance fondant la légitimité de la connaissance philosophique (et théologique ! Que vaudrait une connaissance même acquise par Révélation si notre intelligence n’était pas douée des capacités de compréhension et de connaissance du Réel ?). L’auteur de l’article est profondément fidéiste. Il nie de fait que toute connaissance soit possible dans l’ordre naturel (et par voie de conséquence dans l’ordre surnaturel) sans l’aide de la grâce. Ainsi un médecin ne saura jamais pratiquer s’il n’est pas catholique, baptisé et en état de grâce, travers que nous retrouverons lorsqu’il s’agira d’exposer la morale et la pratique des vertus. Il tient en effet que l’homme blessé par le péché originel est incapable de toute bonne action sans la charité. Ce qui est exactement la thèse de ces « raisonneurs de calvinistes et leurs cousins les jansénistes »8. Nous vous laissons augurer des applications politiques que peut générer cette théorie subversive, etc.

Voici vers quels axes de travail nous comptons nous orienter dans la réfutation de l’ensemble de la pensée de l’a. G. Devillers.

 


Les théories erronées de science politiques qui sont présentes dans l’article

La cité parfaite est unique c’est l’union organique de l’Église et de l’État : « Pour saint Thomas, cette « civitas » qui est une société parfaite c’est la cité catholique, c’est la chrétienté, unissant en son sein les deux pouvoirs » (Devillers G., Politique chrétienne ou politique séparée, page 2). Par suite la société politique et l’Église ne sont plus deux sociétés parfaites mais une seule et unique société parfaite.

« saint Thomas montre bien, au début de sa morale, qu’il existe une fin unique pour chaque hommes et pour tous les hommes, à laquelle sont ou devraient être ordonnés toutes leurs actions. Et cette fin ultime est surnaturelle » (Devillers G., Politique chrétienne ou politique séparée, page 2).

« […] et tous les autres biens ne sont que du néant » (Devillers G., Politique chrétienne ou politique séparée, page 2, suite de la proposition précédente).

« Le salut des âmes est la fin ultime de toute la société humaine. » (Devillers G., Politique chrétienne ou politique séparée, page 4).

 


Les théories erronées de science dogmatique catholique, également présentes dans l’article

  • La gratuité du salut remise en question.
  • La tendance baïaniste de la pensée devillèrsienne.
  • La tendance manichéenne au mépris de l’ordre naturel.
  • La croyance naïve que le modernisme est un naturalisme.
  • La confusion entre nature humaine et ordre naturel.

 

Thomas Audet
Pour Stageiritès

 


1 Cf. première phrase du document en page 1. 2 2010, diffusé par l’AFS. 3 A savoir : la philosophie de la connaissance, c’est-à-dire se demander si la connaissance est possible de manière certaine et objective. 4 Gilson Etienne, Dante et la philosophie, édition Vrin page 200. 5 A. Devillers Guillaume, Politique Chrétienne - A l’école de Saint Thomas d’Aquin, éd. Le Sel, 21/11/2009, p. 26. 6 En page 7 colonne centrale. 7 Le politique marque la différence entre la vraie politique et la politique politicienne. 8 « Le même portrait peut servir pour le jansénisme. Ce sont deux frères dont la ressemblance est si frappante, que nul homme qui veut regarder ne saurait s’y tromper (Les raisonneurs de calvinistes et leurs cousins les Jansénistes, Voltaire, poés. mêl. no CXCV.) [Joseph de Maistre, Du pape suivi de l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife, H. Goemaere, 1852 (Œuvres de Joseph de Maistre, IV, pp. 101-104)].